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DOUTE ET ENGAGEMENT
LE KÂLÂMÂ SUTTA
Michel Henri DUFOUR
Le Kâlâmâ Sutta, un très important discours du Bouddha, est souvent décrit comme la «charte de la libre recherche». Bien que ce texte aille de toute évidence à l’encontre des décrets du dogmatisme et de la foi aveugle en lançant un vigoureux appel à la libre investigation, il est douteux qu’il soutienne toutes les propositions qu’on lui a attribuées. Sur la base d’un seul passage, cité hors contexte, on a fait du Bouddha un empiriste pragmatique qui rejette toute doctrine et toute foi, et dont le Dhamma n’est qu’un simple kit pour libre penseur invitant chacun à accepter et à rejeter tout ce qu’il désire.
On insiste en général trop sur le droit au scepticisme et trop peu sur la réelle nécessité de la conduite éthique, comme si les circonstances s’appliquant au cas des Kâlâma représentaient une règle inflexible et immuable pour entrer dans la connaissance du Dhamma du Bouddha. Il est vrai que dans la Babel des enseignements de toutes origines disponibles aujourd’hui peu en fait peuvent tenir face aux critères du Dhamma; néanmoins une approche erronée de la part de soi-disant bouddhistes ou bouddhistes auto-proclamés consiste à appliquer ceci au Dhamma du Bouddha d’une manière éclectique, choisissant ce qui s’accorde à leurs croyances et opinions préconçues. Tout l’aspect «test par la conduite éthique» est occulté, ils ne sont pas plus concernés de savoir si leurs vues sont «louées par les sages» ou non. Cette attitude les place parmi les autres enseignants qui possèdent un «point de vue» et s’appuient sur celui-ci pour construire leurs croyances religieuses. Il est utile de noter que les groupes éclectiques en Occident, qui considèrent le reste du monde bouddhique comme étant dans l’erreur, sont des mouvements laïcs qui, par dessein ou par circonstances, ne bénéficient pas du guide de la Sangha monastique.
Le Kâlâma Sutta justifie-t-il de telles opinions? Ne rencontrons-nous pas plutôt dans ces affirmations cette ancienne tendance à interpréter le Dhamma en fonction des notions qui nous sont agréables ou des préjugés de ceux à qui nous nous adressons? Un examen approfondi du texte lui-même est nécessaire et, afin de comprendre correctement les paroles du Bouddha, il est essentiel de tenir compte de ses propres intentions en les prononçant. Le passage qui a été si souvent cité est le suivant : «Venez, Kâlâma. Ne vous fondez pas sur ce qui est répété, ni sur la tradition, ni sur ce qui est universellement répandu, ni sur les Écritures, ni sur la spéculation, ni sur le raisonnement déductif, ni sur un préjugé, ni sur la compétence d’un enseignant, ni sur la considération “il est notre maître”. Lorsque vous savez par vous-même : “Ces choses sont négatives, blâmables, condamnées par les sages, elles conduisent à la souffrance et au malheur si on les suit. ”, abandonnez-les… Lorsque vous savez par vous-même : “Ces choses sont positives, non blâmables, louées par les sages, elles conduisent au bonheur et à ce qui est bénéfique. ”, adoptez-les et ne les abandonnez pas. »
Ce passage, comme tout ce qui a été dit par le Bouddha, a été exposé dans un contexte spécifique, en tenant compte d’un public particulier et d’une situation particulière, et doit par conséquent être compris en relation à ce contexte. Les Kâlâma, citoyens de la ville de Kesaputta, avaient reçu la visite d’enseignants religieux possédant des vues divergentes, chacun proposant ses propres doctrines et mettant en pièces les doctrines de ses prédécesseurs. Tout ceci les avait plongé dans un état de profonde perplexité, et ainsi lorsque «l’ascète Gotama», réputé comme étant un «Éveillé», arriva dans leur ville, ils allèrent le rencontrer dans l’espoir qu’il serait capable de dissiper leur confusion. D’après la suite du Sutta il est clair que les problèmes qui les préoccupaient concernaient la réalité de la renaissance et la rétribution des actions positives et négatives.
Le Bouddha commence par assurer aux Kâlâma que dans de telles circonstances il est légitime de douter, assurance qui encourage la libre recherche. Il prononce ensuite le passage cité ci-dessus, conseillant aux Kâlâma d’abandonner les choses qu’ils savent par eux-mêmes être néfastes et de cultiver celles qu’ils savent être bénéfiques. Ce conseil peut être dangereux s’il est donné à ceux dont le sens éthique n’est pas développé, nous pouvons ainsi supposer que le Bouddha considérait les Kâlâma comme un peuple possédant une sensibilité morale raffinée.
En tous cas il ne les laissa pas simplement avec leurs propres ressources, mais en les questionnant les conduisit à voir que l’avidité, la haine et l’ignorance, générant la souffrance pour soi-même et autrui, doivent être abandonnées, et que leurs opposés, étant bénéfiques à tous, doivent être cultivés. Le Bouddha explique ensuite que «un noble disciple, dépourvu d’avidité et de mauvais vouloir, sans illusions» demeure répandant sur le monde la bienveillance illimitée, la compassion, la joie sympathique et l’équanimité. Ainsi purifié de la haine et de la malveillance il jouit, ici et maintenant, de quatre «consolations» ou «assurances» : s’il y a une vie après la mort et que les actions portent résultats, le disciple expérimentera une renaissance agréable, alors que si tout cela n’est pas il vit néanmoins dans la paix et la joie ici et maintenant; si des résultats négatifs affligent ceux qui agissent négativement, en raison de sa conduite positive aucun malheur ne l’affligera, et si aucun résultat négatif n’afflige ceux qui agissent négativement, le disciple est de toutes façons purifié et sa conduite sera louée. Les Kâlâma expriment ensuite leur appréciation de ce que le Bouddha vient de dire et leur accord en répétant ces quatre «assurances» et, signifiant par là leur confiance dans le Bouddha, déclarent : «Tout à fait excellent, Seigneur, tout à fait excellent…! Puisse le Bhagavâ [1] nous accepter comme upâsaka à partir de ce jour jusqu’à la fin de notre vie, nous accueillir comme ceux qui ont pris Refuge. ».
Le Kâlâma Sutta exemplifie ici une fois de plus l’une des épithètes majeures du Bouddha, purisadamasârathî, c’est-à-dire «celui qui est capable de discipliner les hommes disciplinables» et ses extraordinaires capacités à utiliser les moyens habiles (upâya kosalla) pour amener toutes sortes de personnes à réaliser la Vérité par eux-mêmes. Le Dhamma fut enseigné aux Kâlâma de cette manière car ils présentaient un esprit curieux, investigateur. Adopter cette approche pour le Dhamma et supposer que c’est la seule véritable approche serait en soi une grave distorsion. Pour ceux qui n’ont pas besoin d’une approche investigatrice et les personnes pour lesquelles par exemple le kamma et la renaissance sont admis, une manière d’enseigner toute différente est employée, en mettant l’accent plus sur la façon de détruire les négativités et de cultiver ce qui est positif, pour finalement transcender les deux. Rien n’est dit au sujet du nibbâna dans le Kâlâma Sutta (bien qu’il soit implicite à l’arrière-plan) pour la simple raison que les Kâlâma n’étaient pas encore prêts à appréhender les niveaux les plus avancés de l’Enseignement.
Il nous appartient maintenant d’apprécier ce que le Kâlâma Sutta nous dit pour nous et pour notre vie, de pratiquer selon cette Voie et de réaliser par nous-mêmes les bénéfices de se comporter ainsi.
[1] Bhagavâ
Terme associé aux personnages de haut rang. Épithète généralement appliquée au Bouddha et d’origine obscure. Peut venir de bhaja signifiant «analyser, élaborer», ou de bhaga signifiant «digne de compagnie».
La plupart des traductions existantes sont insatisfaisantes. On trouve le plus souvent : «Bienheureux».
Michel Henri DUFOUR
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Samadhi Bouddha Statue - Anuradhapura - Sri Lanka IV-Ve Siècle